Le 7 novembre dernier, comme tous les ans, se tenait la « grève du chômage » : un rendez-vous annuel organisé par l’association Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) pour alerter et mobiliser contre la privation d’emploi et revendiquer le droit à l’emploi. Ébauché dès 2011 par ATD Quart Monde, le Secours catholique, Emmaüs France, Le Pacte civique et la Fédération des acteurs de la solidarité, le dispositif a déjà permis le retour à l’emploi de 2 765 personnes. Si son impact sur les territoires et l’économie locale reste à mesurer concrètement, le projet continue de se développer et séduit toujours plus de territoires.
Une expérience innovante
Aux origines du projet, un constat : le chômage coûte à la collectivité beaucoup plus que son indemnisation. Les coûts indirects de santé, de justice, de logement, ou encore d’aide à l’enfance, étaient alors estimés en moyenne à 18 000 euros par an et par chômeur.¹ La solution ? Investir ces sommes pour soutenir la création d’emploi. Comment ? grâce à des « entreprises à but d’emploi » (EBE) qui recrutent des chômeurs de longue durée en CDI, au SMIC et à temps choisi, pour réaliser des activités utiles localement et qui répondent à des besoins non satisfaits, mais jugés peu rentables pour le marché classique. Au cœur de cette initiative, trois convictions : « personne n’est inemployable » : les chômeurs de longue durée ont des savoir-faire et des compétences qui peuvent être mobilisées pour de nombreuses activités ; « ce n’est pas le travail qui manque » : malgré un taux de chômage en hausse, de nombreux besoins ne sont pas couverts ; et « ce n’est pas l’argent qui manque » : des sommes significatives sont déjà consacrées au traitement du chômage de longue durée. Le projet prend la forme d’une expérimentation territoriale mise en place par une loi de 2016 et conduite par l’association TZCLD, qui réunit les initiateurs du projet dans un structure ad-hoc. L’État et les départements participent en abondant à un fonds dédié, le Fonds d’expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée (Fonds ETCLD). La loi prévoit d’expérimenter le dispositif sur une période de cinq ans, dans dix territoires, urbains ou ruraux, de 5 000 à 10 000 habitants. En 2020, une nouvelle loi étend l’expérimentation à 50 nouveaux territoires.
De nouvelles dynamiques territoriales
Dans le modèle de l’EBE, c’est l’entreprise qui définit avec les demandeurs d’emploi, en collaboration avec les acteurs locaux, les activités qui seront utiles au territoire et complémentaires à l’économie locale. Les missions vont de l’aide administrative au bûcheronnage en passant par des épiceries ou garages solidaires, recycleries, bibliothèques ambulantes, le soutien aux personnes âgées, isolées ou handicapées… A Colombelles, dans les environs Caen, l’EBE ATIPIC se spécialise dans le transport de personnes, le recyclage de tissus ou la réparation de cycles. Dans ce territoire touché par la désindustrialisation, elle a permis à près de 80 personnes de retrouver une activité professionnelle. A Castillon-la-Bataille, en Gironde, l'EBE Castilab compte désormais 32 personnes "issues de la privation d'emploi" sur ses 39 salariés. L’aventure a commencé avec un service de conciergerie « qui s'est avéré très utile en 2020, pendant la crise Covid, pour réaliser des courses pour les personnes âgées, récupérer des médicaments à la pharmacie ou encore assurer la navette des copies pour les écoliers », explique Jacques Breillat, maire de Castillon-la-Bataille.² En avril 2023, l’EBE embauchait entre 3 et 4 personnes par mois et développait de nouvelles activités : couture, événementiel, service aux personnes âgées, ouverture d’une boutique de produits bio et locaux avec une petite offre de restauration. « Dans "un territoire de grande fragilité sociale" avec un taux de chômage à 27%, le projet TZCLD est ainsi "doublement vertueux", par la création d'emplois pour les personnes concernées et par le développement d'activités nouvelles utiles au territoire et à ses habitants » soulignait Jacques Breillat.³ Un constat partagé à Joinville en Haute-Marne. Le dispositif a offert un CDI à 25 chômeurs de longue durée depuis son lancement en décembre 2022, dans deux EBE : ARIT-EBE, qui propose des activités de recyclerie et de transformation de palettes, et Les Comptoirs, avec des activités autour de l'agriculture (maraîchage, entretien de vergers, jardins pédagogiques). « C'est la première fois qu'on me laisse vraiment ma chance. Avant je n'avais eu que des CDD, que de l'intérim... Ça fait du bien de voir venir un petit peu. » témoigne Audrey, salariée aux Comptoirs et de compléter : « Dans le coin, il n'y avait vraiment pas d'offres d'emplois dans ma branche. J'ai envoyé des CV mais on n'a jamais de réponse... Certains ont eu de la chance, mais ce n'était pas mon cas. Jusqu'à ce que j'entende parler de Nouvelle Équation »⁴ (l’association qui porte depuis 2017 le projet de TZCLD dans le bassin de Joinville, ndlr).
Des résultats probants
Résultat : en février 2024, 2 765 personnes étaient embauchées dans des EBE. Plus de 800 étaient recrutées par d’autres employeurs locaux, dans ces territoires qui bénéficient plus largement de cette nouvelle dynamique. « On a démontré que personne n’est inemployable et que, si l’on adapte l’emploi aux personnes, on peut vraiment faire en sorte que chacun trouve sa place dans un collectif de travail » se réjouit Laurent Grandguillaume, président de l’association TZCLD.⁵ « Chacun », c’est y compris les séniors (la moyenne d'âge des personnes employées en EBE est de 45 ans) ou les personnes en situation de handicap, qui peinent trop souvent à trouver un emploi dans une entreprise classique. Le projet TZCLD « […] contribue à changer les regards sur les personnes que la société exclut, il mise sur leur capacité d’initiative et leur participation active pour construire avec elles des activités qui font sens sur leur territoire. Des activités qui la plupart du temps, contribuent à tisser de nouveaux liens sociaux et aussi souvent, à préserver l’environnement. […] » résume Axelle Davezac, directrice générale de la Fondation de France.⁶ Le modèle semble avoir séduit : seuls 10% des participants auraient quitté le projet depuis son lancement. En 2021, un rapport de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) faisait le bilan de la première expérimentation. Sans le dispositif TZCLD, seules 55,9% auraient trouvé un emploi, sans compter que le recrutement dans une EBE « contribue à améliorer les conditions de vie et le bien-être des personnes en privation d’emploi (santé, insertion sociale, confiance en soi, sérénité vis-à-vis de l’avenir…). Les bénéficiaires ont des dépenses de logement plus supportables ainsi qu’un accès facilité au permis de conduire et à un moyen de transport personnel. Ils sont aussi moins nombreux à renoncer à des soins pour des raisons financières. »⁷ Le succès du dispositif se mesure aussi au nombre de territoires souhaitant se lancer. En septembre 2024, 75 territoires avaient été habilités à lancer l’expérimentation et une vingtaine d’autres étaient en cours d’instruction par le Fonds ETCLD. Le projet TZCLD essaime aussi en Autriche, en Belgique, aux Pays-Bas et en Italie ou des expérimentations semblables émergent.
Un dispositif qui doit encore faire ses preuves
Sous statut expérimental jusqu’en 2026, le dispositif TZCLD doit toutefois encore démontrer son efficacité dans la globalité du spectre. Les évaluations menées par la Dares ont certes souligné les résultats tangibles de ces expérimentations sur le retour à l’emploi, mais certains indicateurs comme les enjeux en termes d’aménagement du territoire et d’impact sur le tissu économique local restent encore à mesurer. Également en jeu : le modèle économique des EBE. Si l’équilibre financier est maintenu, avec une moyenne de 6 000 euros de chiffre d'affaires par équivalent temps plein, « on va être scrutés de près pour savoir si ces entreprises permettent de faire des économies ou au contraire si elles coûtent plus cher. D'ici là, il faut déjà qu'on ait des résultats afin de pérenniser notre activité. »⁸ explique Martin Gricourt, directeur de l'entreprise Les Comptoirs. Le président de l’association TZCLD note pour sa part « des progrès en termes de management, de formation des salariés ou encore de relations avec les acteurs de l’insertion. »⁹ qui plaident en faveur des EBE. Pour avancer dans la compréhension de l’impact du dispositif, le comité scientifique du projet lançait en septembre dernier des travaux portant sur cinq grandes thématiques : les bénéfices de l’expérimentation comparés à ses coûts, les caractéristiques des EBE, les effets de l’expérimentation sur les dynamiques institutionnelles, sur les territoires habilités, sur les publics cibles. Dans le même temps, « nous menons, tambour battant, la grande concertation avec nos alliés, et nous allons préparer un texte qui pourrait servir de base à la troisième loi nécessaire pour inscrire ce beau projet dans la durée, aux côtés des pouvoirs publics. »¹⁰ annonçait Laurent Grandguillaume, en novembre dernier.
³Ibid
⁹Ibid
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