« Pas de statistiques, pas d’évaluations, peu de contrôles, des ressources et des moyens budgétaires insuffisants, une non-exécution préoccupante de décision de justice, une gouvernance complexe et mal coordonnée, de graves problèmes de recrutements et de valorisation des métiers… » (1) le constat du Conseil économique, social et environnemental (CESE) sur les dispositifs et moyens de la protection de l’enfance en France est sans appel : « Le déficit d’ambition collective, la désorganisation et l’épuisement des acteurs ont pour conséquence la mise en danger de l’enfant. » Dans son avis du 8 octobre, le CESE émet 20 préconisations pour faire face à ces dysfonctionnements dont les conséquences ont des impacts dramatiques directs sur les conditions de vie d’enfants déjà en danger.
Un constat alarmant
Les chiffres sont vertigineux : en 2022, les juges des enfants étaient saisis de 112 900 nouveaux cas de mineurs en danger, dont le nombre n’a cessé d’augmenter depuis 2013 (+ 3,5 % en moyenne annuelle). (2) 208 000 mineurs et jeunes majeurs étaient accueillis à l’aide sociale à l’enfance (ASE) au 31 décembre 2022, en augmentation de 49 % en 20 ans.(3) La même année, 344 682 mineurs et jeunes majeurs bénéficiaient au moins d’une prestation ou mesure relevant de la protection de l’enfance. Une hausse de 18 % depuis 2011. (4) Près de la moitié d’entre eux étaient confiés à des familles ou structures d’accueil, en croissance de plus 50 % entre 2011 et 2022. (5) « Les besoins augmentent, du fait d’un meilleur repérage mais aussi et surtout d’une croissance préoccupante, aux causes multiples, des situations où une décision de protection s’impose. » explique le CESE. Pourtant, dans le même temps, 3300 enfants en danger sont maintenus dans leur famille faute de places d’accueil disponibles. Car le secteur connaît une pénurie de personnels là aussi sans précédent : 30 000 postes seraient vacants dans le secteur médico-social et éducatif. Résultat : 6 mois en moyenne sont nécessaires pour appliquer les mesures de protection requises. Un temps durant lequel des enfants sont en danger. Le Conseil rappelle ainsi « les scandales dévoilés par la presse : décès d’un enfant pourtant déjà signalé et suivi par les services sociaux sous les coups de son père, mort d’une jeune fille confiée à l’aide sociale à l’enfance (ASE) et hébergée provisoirement dans un hôtel, reportages sur les lieux d’accueil indignes et violents exposant les enfants aux dangers plutôt que de les protéger… »
Un dispositif défaillant
Saisi par le président du Sénat pour dresser le bilan des trois lois de la protection de l’enfance, le CESE a notamment conclu à un « énorme décalage entre le cadre protecteur et complet des lois existantes et leur application sur le terrain. » La France s’est en effet dotée d’un cadre législatif particulièrement exhaustif, avec trois lois qui « se complètent et forment un ensemble cohérent. » souligne le CESE. Le texte de 2007 définit les objectifs et le champ d’une politique dédiée et met l’accent sur la prévention ; celui de 2016 complète ce texte et place l’enfant au cœur de l’intervention, intégrant notamment la notion de « repérage » et de « traitement des situations préoccupantes » ; quant à celui de 2022, il vise à améliorer la situation des enfants protégés par l’ASE. Mais la problématique n'est pas le manque de loi que leur applicabilité. « Les défaillances et les manquements résident donc moins dans des lacunes de la loi que dans sa mise en œuvre. » conclut sans surprise le CESE qui alarme sur le fait « qu’une partie des mesures décidées par la justice parce qu’elle les juge nécessaires pour protéger l’enfant ne soit pas exécutées » et révèle que : « […] les lois articulent la protection de l’enfance autour du respect des droits et des besoins des enfants, mais cela n’est ni effectif ni égalitaire sur l’ensemble du territoire ». A cela s’ajoutent un manque de financements face à des besoins croissants, des difficultés de recrutement aggravés par des départs à la retraite non remplacés, une diminution du nombre de familles d’accueil, des conditions de travail qui se détériorent pour des professionnels de la protection de l’enfance qui peinent de plus en plus à trouver du sens à leur action… Résultat : pour les jeunes ayant bénéficié de ces mécanismes, c’est un « sentiment d’abandon » qui prévaut et la crainte « d’une marginalisation et d’une rupture au sortir de leur minorité. ». Un triste constat sur les capacités de la France à protéger ses enfants, largement partagé mais qui n’est pas nouveau. « L’Aide sociale à l’enfance est à bout de souffle. Malgré un dispositif législatif qui s’est étoffé ces dernières années, les capacités d'accueil et de prise en charge se dégradent continuellement sur le terrain au détriment des enfants et de leurs droits. Les alertes des travailleurs du secteur doivent être entendues. Manque de personnels, contrôles insuffisants, budgets en berne, cloisonnement des acteurs : la faillite de l’ASE est la somme de dysfonctionnements systémiques qu’il nous faut combattre d’urgence. » (6) alertait Isabelle Santiago, députée du Val de Marne.
Au-delà des stratégies et des politiques, passer à l'action
Pour faire bouger les lignes, le CESE formule 20 préconisations visant à affirmer un projet de société pour la protection de l’enfance guidé par l’intérêt supérieur de l’enfant, ses droits et ses besoins. Le Conseil émet d’abord une série de recommandations devant permettre de répondre aux difficultés de gouvernance, sur le modèle de « responsabilité partagée, pilotage coordonné » : réaffirmer le rôle de l’Etat en formalisant tous les deux ans une stratégie interministérielle de prévention et de protection de l’enfance, accélérer l’expérimentation des « comités départementaux pour la protection de l’enfance » en vue d’une éventuelle généralisation. Les préconisations présentées le 8 octobre concernent également les mesures et dispositifs de protection des enfants, qui doivent être renforcés pour être plus efficaces : définir un plan de formation sur la protection de l’enfance pour les professionnels chargés de repérer les situations à risque, rendre effectifs les « projets pour l’enfant » (PPE), par exemple en faisant une condition préalable à l’attribution de financements dans le cadre de la contractualisation, systématiser les conventions entre l’aide sociale à l’enfance, les maisons départementales des personnes handicapées et l’agence régionale de santé… Également au cœur des propositions du CESE : le recrutement, la formation et la valorisation de professionnels engagés mais découragés. Le Conseil appelle notamment à publier sans délai le décret sur le socle minimal d’encadrement des enfants en accueil collectif et à renforcer la formation initiale et continue des travailleurs sociaux, notamment par le biais de modules de spécialisation (impact de la grande pauvreté sur la vie familiale, impact des violences intra-familiales et des maltraitances dans le développement de l’enfant).
Des voeux pieux ?
Mais peut-on vraiment espérer que cet appel soit entendu ? Rappelons qu’il fait déjà suite à un premier rapport du CESE de 2018 visant à « prévenir les ruptures dans les parcours en protection de l’enfance. »… qui concluait déjà de l’ « urgence à agir. La protection de l’enfance constitue un grave phénomène de société et un problème majeur de santé publique aux effroyables conséquences à long terme. Cette politique publique est en danger. La future stratégie interministérielle pour la protection de l’enfance et de l’adolescence (2018-2022) devra apporter des solutions concrètes pour ces jeunes. » (7) Force est de constater que cela n’a pas été le cas. En 2020, c’était au tour de la Cour des comptes de faire écho à ces appels et de pointer les dysfonctionnements de la politique de protection de l’enfance : une gouvernance trop complexe et défaillante ; un défaut de coordination entre les acteurs concernés, les difficultés de mise en œuvre des lois existantes. Dans le même temps, les stratégies, plans et politiques nationales continuent de se multiplier : un plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants lancé en 2017, dont la troisième édition était présentée en 2023, un Pacte pour l'enfance lancé en 2019, un comité interministériel à l’enfance en 2022, qui a donné naissance en 2023 à une nouvelle stratégie de lutte contre les violences faites aux enfants, etc. Comment expliquer les chiffres présentés par le CESE et ses partenaires, malgré tous les investissements consentis et les efforts déployés ? Sans doute parce que la protection de l’enfance reste tributaire d’enjeux politiques qui la dépassent, comme en témoigne cette prolifération de plans et stratégies, un manque de coordination et de pragmatisme : « La protection de l’enfance ne saurait être abandonnée aux aléas des luttes de pouvoir ou des alternances gouvernementales. Devons-nous, à chaque nouveau mandat, repartir de zéro, au détriment des avancées nécessaires et urgentes ? Pendant que les priorités politiques s’égarent dans les méandres des réformes inabouties, ce sont les enfants qui pâtissent de ces carences. Ce sont les éducateurs référents, les assistants familiaux, les acteurs de terrain, qui, dans un épuisement croissant, supportent ce lourd fardeau. Combien de temps faudra-t-il encore attendre avant d’entreprendre une réforme profonde et globale de la protection de l’enfance, afin de lui conférer la robustesse et l’efficacité qu’elle mérite ? Cette réforme doit offrir un véritable espoir aux enfants, futurs citoyens de notre République, et à ceux qui consacrent leur vie à leur offrir un avenir meilleur. Mesdames et Messieurs, il est impératif de ne plus différer. Les enfants d’aujourd’hui seront les adultes de demain. Ils porteront les cicatrices de nos insuffisances ou, au contraire, la force des structures que nous aurons su bâtir pour leur offrir sécurité, dignité et perspective. L’histoire jugera notre capacité à répondre à cet appel impérieux. Agissons avant qu’il ne soit trop tard. » (8) alerte Sonia Mazel-Dubois, Présidente de la Fédération Nationale des Assistants Familiaux et de la Protection de l’Enfance. « La prévention et la protection de l’enfance doivent enfin s’imposer durablement dans les débats parce qu’elles sont un devoir de l’État et des institutions mais aussi un enjeu pour la société entière. Elles doivent être un objectif transversal des politiques publiques avec une seule boussole : l’intérêt supérieur de l’enfant. » rappelle pour sa part le CESE : faire de la protection de l’enfance une affaire d’Etat, car « parler de la protection de l’enfance, c’est parler de destins individuels et de trajectoires de vie. C’est aussi parler des perspectives qu’une société solidaire leur donne. Ou pas. » conclut le Conseil.
Ibid
Ibid, chiffres de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES
Ibid, chiffres de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE),
Ibid
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